De 1962 à 1984, au moins 2 150 enfants réunionnais sont déportés par les autorités dans le but de repeupler les départements métropolitains victimes de l’exode rural. Ce déplacement d’enfants est organisé sous l’autorité de Michel Debré, alors député de La Réunion.
Cet épisode de l’histoire française, très connu à la Réunion, est communément appelé l’affaire des Enfants de la Creuse ou des Réunionnais de la Creuse.
Le programme, mis en place par Michel Debré, alors député de La Réunion[1], pour contribuer au repeuplement de certains départements français (dont la Creuse) par la déportation d'enfants réunionnais, a été porté par le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer (Bumidom) et le Comité national d'accueil et d'actions pour les Réunionnais en mobilité (CNARM)[2]. Ce dossier [3] est notamment connu sous le nom des « enfants de la Creuse ». De 1962 à 1984[4], au moins 2 150 enfants réunionnais[5], « abandonnés ou non » et immatriculés de force par les autorités françaises à la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), sont déplacés par les autorités dans le but de repeupler les départements métropolitains victimes de l’exode rural, comme la Creuse, le Tarn, le Gers, la Lozère, les Pyrénées-Orientales.
Les enfants réunionnais déplacés en Creuse sont accueillis, lors de leur arrivée, dans un foyer de Guéret[6]. « Certains ont été adoptés, d'autres sont restés en foyer ou ont servi de main-d'œuvre gratuite dans les fermes[7] », les paysans à travers la Creuse les utilisant alors comme « bonne à tout faire » ou « travailleur sans salaires ». L'historien Ivan Jablonka parle de cas de « mise en esclavage[8] ». La plupart de ces enfants « ont été marqués à vie ». Le Monde rapporte, outre les cas d'exploitation économique, des situations de maltraitance dans les familles adoptives[9].
Les enfants déplacés ont été déclarés pupilles de l'État, « c'est-à-dire que leurs parents n'avaient plus aucun droit sur eux[10] », une minorité de ces enfants étaient orphelins. « Des centaines de parents illettrés signant des procès-verbaux d'abandon qu'ils ne peuvent pas déchiffrer, ils ne reverront jamais leurs enfants[8] ».
« En , dans leur journal Témoignages, les communistes réunionnais ont dénoncé un "trafic d'enfants" » ; cependant, ce scandale d'État n'a été médiatisé que dans les années 2000[11].
Les fonctionnaires de la DDASS laissaient croire aux parents réunionnais auxquels ils retiraient les enfants que ces derniers connaîtraient un sort enviable en métropole ; en fait, certains sont devenus ouvriers, d'autres perçoivent le RMI ou le RSA, d'autres enfin ont été internés dans des institutions psychiatriques[3].
D'après l'historien Ivan Jablonka, « un homme joua un rôle décisif : Michel Debré. […] Il imagina et mit en place le transfert, et le défendit contre vents et marées. En 1975, à un médecin qui s'inquiétait de la santé mentale des pupilles [les cas de dépression et de suicide ayant été nombreux], il justifiait sa politique qui a « donné les meilleurs résultats », s'indignait de ce qu'on puisse critiquer l'opération, et ajoutait ironiquement : « quel dommage que ne vive pas de nos jours un nouveau Molière pour nous dépeindre ce groupe de psychiatrie infanto-juvénile »[12] !" ». En 2021, un groupe d'auteurs remet en cause le rôle déterminant de l'ancien Premier ministre en considérant qu'il n'a fait qu'appliquer une politique migratoire pas déterminée par lui[13],[14].
Des victimes de ce déplacement considèrent qu'elles ont été victimes d'une déportation. Ainsi en 2005, l'association des Réunionnais de la Creuse décide d'assigner l'État français devant le tribunal administratif de la ville de Limoges, afin que la « déportation » dont ont été victimes les 1 630 enfants soit reconnue juridiquement[15].
Pour Ivan Jablonka, la migration réunionnaise a été accomplie par et pour l'État français ; la migration des pupilles « n'est donc pas un dérapage ; elle est une institution républicaine »[12]. Selon I. Jablonka, toujours, « l'opération s'est déroulée à la limite de la légalité […] Debré a traité l'île comme une colonie. […] L'épisode révèle une configuration postcoloniale dont nous ne sommes toujours pas sortis »[16].
Le sociologue Philippe Vitale de l'université d'Aix-Marseille — président de la commission nationale de recherche historique des Enfants de la Creuse, créée par la ministre des Outre-mer[17] — déclare :
« [...] À mes yeux, il y a trois victimes dans cette affaire. D'abord les ex-mineurs, bien sûr, qu'on a traités comme du bétail. Les familles réunionnaises, ensuite. Mais enfin, aussi, les familles d'accueil qui n'ont pas toutes brutalisé, violé ni exploité ces mineurs et qui, en ce cas, ne comprennent pas le procès qui leur est fait. Traiter les Creusois en Thénardier, en négriers, c'est faire à beaucoup d'entre eux un faux procès même si, en effet, des atrocités ont été commises. »
Le , l'Assemblée nationale adopte — à 125 voix contre 14[18] — la résolution proposée par Ericka Bareigts (députée socialiste de La Réunion), qui reconnaît la « responsabilité morale » de l'État français[19],[20] :
Deux semaines après ce vote, Claude Bartolone, président de l'Assemblée nationale, s'est déplacé à La Réunion pour rencontrer des enfants de la Creuse et remettre aux deux députées de la région le texte de la déclaration[21].
Deux ans plus tard, en , une commission d'experts est mise en place par le ministère des Outre-mer.
En , les députés français reconnaissent la « responsabilité morale de l'État envers ces pupilles. » Une commission nationale de recherche historique des Enfants de la Creuse est créée par George Pau-Langevin, ministre des Outre-mer ; elle est présidée par Philippe Vitale. Cependant, cette commission exclut la possibilité de réparations financières[réf. nécessaire].
Plusieurs associations demandent une réparation autre que purement mémorielle et symbolique, comme la Commission pour les enfants volés d'outre-mer (Cevou) et le Conseil représentatif des associations noires (CRAN)[9]. Un ancien pupille, Jean-Jacques Martial, ayant porté plainte contre l'État en 2002, et ayant vu sa plainte rejetée car prescrite, le CRAN a envisagé la possibilité de porter plainte pour crime contre l'humanité, crime imprescriptible[22].
Présidée par le sociologue Philippe Vitale, co-auteur de Tristes tropiques de la Creuse (2004), cette commission a pour mission de répondre aux trois éléments de la résolution de loi et de faire des propositions. Le mandat de la commission est de deux années[23]. Les travaux débutent le .
Pour Philippe Vitale, « il est important d'effectuer un travail scientifique neutre et irréprochable, et de partir de la base : combien et qui étaient ces enfants ? ». Le premier objectif est donc de « dénombrer et de localiser précisément les anciens pupilles, le dernier recensement datant de 2002. Ensuite, nous allons consulter le plus de monde possible afin de faire des préconisations au ministère concernant de potentielles réparations[24] ». Une page dédiée, sur le site du ministère de l'Outremer, doit permettre à ceux qui voudront se faire connaître de se signaler. La ministre, George Pau-Langevin, s'est engagée à donner « tous les moyens nécessaires »[25].
Les objectifs sont précisés dans le communiqué de presse d'installation de la commission[26] ː «
Le , Philippe Vitale rend compte des premiers résultats obtenus par la commission, composée d'universitaires et d'officiels réunionnais. Depuis longtemps, les victimes demandent que leur souffrance soit reconnue et les dommages réparés. Ericka Bareigts annonce un début d'indemnisation, avec la mise en place d'un accompagnement psychologique, doublé d'une assistance administrative pour que les déplacés puissent faire valoir leurs droits. Une bourse à la mobilité est créée afin de financer des billets d'avion pour ceux qui n'ont pas encore eu l'occasion de retourner sur l'île. Le rapport définitif doit être remis en , Ferdinand Mélin-Soucramanien (professeur de droit public, et déontologue de l'Assemblée nationale) participera aux travaux « afin de "sécuriser" la liste de victimes »[27].
Un documentaire télévisuel de 53 minutes a été réalisé par William Cally pour l'événement, avec la collaboration de l'historien Sudel Fuma. Ce documentaire, intitulé Une enfance en exil : Justice pour les 1615[28], est considéré comme le documentaire le plus émouvant et le plus instructif jamais réalisé sur cette triste histoire. Le film a eu un écho exceptionnel auprès de la population réunionnaise et métropolitaine (diffusion sur Réunion Première, France 3, France Ô). Il a, entre autres, permis aux téléspectateurs de prendre pleinement conscience de la vérité sur cette histoire et du traumatisme des victimes exilées. Plusieurs manifestations et un grand débat télévisé sur Réunion Première, orchestré par Jean-Marc Collienne, avaient été organisés lors de la diffusion du documentaire. La députée Huguette Bello fera allusion au documentaire lors de son discours à l'Assemblée nationale pour la résolution mémorielle sur le placement des enfants réunionnais en métropole.
Un autre documentaire, Arrachée à son île (2002), est centré sur le vol d'enfants réunionnais. Il retrace le parcours de Marie-Thérèse Gasp, soustraite à sa mère à l'âge de six semaines, arrivée dans la Creuse à l'âge de trois ans, en , en compagnie de plusieurs dizaines d'enfants de La Réunion. Bientôt, ils seront près de 1 000 déracinés, arrachés à leur île, perdus, abandonnés de l'institution qui avait la charge de veiller sur eux, la DDASS. Trente-cinq ans après, Marie-Thérèse est à la recherche de son passé. Le documentaire la suit dans ses démarches[29].
Le film documentaire, Rassine Monmon, Papa. Tome 1 : Ce passé qui ne passe pas!, réalisé par Michael Gence et produit par le Kollectif Nawak (2015), est un documentaire qui traite, d'un point de vue personnel, de cette période « Bumidom ». Cette première partie pose le contexte de cette époque de migration généralisée à La Réunion (fonction publique, études, jeunes travailleurs et pupilles), par l'agencement de témoignages et archives[30].
Un documentaire diffusé durant les travaux de la commission permet à Noémie Lenoir de découvrir que sa mère a fait partie des enfants de la Creuse : cette dernière, partie de La Réunion à l'âge de seize ans, est passée par le foyer de Guéret[31].
Cette déportation était systématiquement dénoncée à compter du milieu des années 1970 dans la littérature et la musique réunionnaises.
On trouve ainsi une critique du Bumidom dans l'ouvrage Zistoire Kristian, roman collectif paru en 1977[32].
On en trouve d'autres dans les chansons de Danyèl Waro, un chantre du maloya sur l'île, qui fut lui-même emprisonné en métropole à la suite de son refus de faire son service militaire (albums Garfourn et Batarsité).
On consultera également les chansons de Ziskakan. L'une d'entre elles sortie en 1980 s'intitule justement Bumidom (l'organisme qui fut chargé d'accompagner l'émigration des Réunionnais vers la métropole)[33]. Elle se termine en affirmant :
Bimidom, bimidom ou vol nout bann frer.
Bimidom, bimidom ramas pa manter.
Bimidom, bimidom ou fé mal nout ker.
Bimidom, bimidom na kas ton bann fer.
Traduit du créole réunionnais au français, ce texte signifie :
Bumidom, Bumidom, tu nous voles nos frères.
Bumidom, Bumidom, ne mens pas.
Bumidom, Bumidom, tu fais mal à nos cœurs.
Bumidom, Bumidom, nous casserons tes fers.
À l'occasion du cinquantenaire du début des déplacements des enfants en 1963, une stèle commémorative du sculpteur Nelson Boyer a été élevée à l'aéroport de La Réunion Roland-Garros, à l’initiative du conseil général de La Réunion. Son inauguration par la présidente du Conseil général, Nassimah Dindar, s'est tenue le [34].
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